Lodève

J’habite dans une coopérative

C’est une belle journée d’octobre. Sur leur terrain de 6 870 m2 situé dans le quartier des Carmes à Lodève, les fondateurs de la Caminade sont à pied d’œuvre. Phoebe quitte son appartement pour occuper un deux-pièces, qu’ils destinent ensuite à de l’hébergement transitoire, quand leur habitat partagé sera réalisé. Les travaux doivent démarrer l’an prochain : 17 logements sont prévus. La maison commune comprendra des chambres d’amis, une salle à manger, cuisine, buanderie, salle de travail et de réunion, bibliothèque-ludothèque. Une pièce de silence sera aménagée à l’écart. Mais chut on en parlera quand ce sera fait, dans deux ans si tout va bien ! 

Lorsque Gaëlle Lévêque, la Maire de Lodève, leur propose de visiter le site au printemps 2019, le noyau du groupe, constitué depuis 4 ans, vient d’essuyer un revers à Gignac. Ce terrain est un cadeau inespéré. La pente est raide mais l’emplacement reste idéal, en lisière de forêt, tout en étant en ville. Il possède une vue imprenable sur le cœur de bourg, une terre cultivable en contrebas et deux bâtiments, vestiges d’une ancienne vie. L’un, amianté, devra être détruit, l’autre sert déjà d’atelier collectif et de salle de réunion, le début de l’aventure. 

Dans le futur salon de Phoebe, l’heure est au coup de pinceau. Sur l’échelle, Jacques, ex-avocat, est le président en titre de cette joyeuse équipée, dont la moyenne d’âge des ouvriers du chantier dépasse l’âge légal autorisé. À la question : “Ont-ils eu peur de ne pas y arriver ?”, il rit : “La prise de risque fait partie de l’aventure”. À eux tous, ils ont déboursé quelques 300 000 euros pour payer les dépenses courantes, experts, bureaux d’études, architectes, et investi 500 000 euros supplémentaires, soit les 25 % du budget exigé par les administrations, les politiques, les banques, avant d’étudier le dossier. À chaque étape, il faut réexpliquer ce qu’est une coopérative d’habitants : la possibilité pour des individus de s’organiser pour concevoir et construire ensemble leur habitat, logements et espaces communs, qu’ils géreront ensuite dans une logique de partage et de solidarité (loi Alur de 2014).

En Suisse, 23 % du parc immobilier est produit sous forme de coopérative, en Norvège, c’est 40 % du parc immobilier d’Oslo. En France, seuls 13 habitats partagés fonctionnent aujourd’hui selon ce mode, 46 sont en projet. Car la route est longue et semée d’embûches. Entre deux coups de pinceau, Jochen fait les présentations. Le groupe de 2 à 76 ans, l’âge de Reggie, sa compagne, qui s’en réjouit :  “Porter un projet de cette envergure à un âge où les gens deviennent casaniers, se dire que la vie n’est pas finie ! Que peut-on rêver de mieux ?”. Jusque-là, le couple vivait à l’écart du monde, dans une maison construite de leurs mains, autonome énergétiquement, perdue dans la garrigue, vers Saint-Pons, à des années-lumière d’une société où on allume le chauffage en tournant un bouton. Mais s’ils y vécurent heureux et y élevèrent deux enfants, à l’approche de leurs vieux jours, l’idée du collectif s’est imposée. Comme elle s’impose de plus en plus.  

Au-delà d’un certain âge, qui ne s’est pas posé la question de sa finitude, de la dépendance, du placement en Ehpad ? La population des plus de 60 ans va doubler d’ici 2050, il faudra inventer d’autres modèles pour accompagner le vieillissement. Reggie et d’autres ici ont fait partie d’ECEO, un mouvement lancé par Cathy Blanc pour accompagner les personnes isolées. C’est au sein de ce collectif, dans les années 2000, que naîtra l’idée de créer des maisons ECOE pour rompre l’isolement des gens âgés. Il faudra encore attendre des années avant que la première ne voit le jour à côté de Montpellier. La leur est en passe de se réaliser. Il est midi passé, les pinceaux sont toujours actifs pendant qu’en cuisine, d’autres petites mains s’affairent. Mino interroge : 

– Est ce qu’on se met au jardin, au pire on aura un peu froid ou là-haut sur la terrasse, mais il faut monter une table.

– Quelle table ? 

– Si on doit la monter, il faut qu’elle soit en plastique

– On a ça nous, du plastique ? 

– Il me semble qu’il y en a une quelque part. Elle date d’avant nous mais on n’allait pas la jeter.  

Derrière ces papys fondateurs, promoteurs de leur habitat, se dissimulent d’anciens 68tards, des membres d’Attac, des verts de la première heure quand l’écologie n’était encore qu’une suggestion d’accompagnement dans le monde politique. C’est précisément ce militantisme qui a soudé le groupe et rendu leur combat exemplaire. S’ils agissaient pour leur intérêt propre, se donneraient-ils autant de mal ? Non. 

À quelques centaines de mètres de là, les compagnons de L’îlot vert de la Soulondre, s’apprêtent à effectuer leur toute première visite de site ouverte au public. Contrairement aux habitants de la Caminade, dont le noyau s’est rencontré des années auparavant, pour eux tout est allé très vite. Le collectif s’est constitué il y a quelques mois pour imaginer un projet d’habitat participatif capable de s’opposer à celui des promoteurs qui lorgnaient sur cette parcelle de plus de 6 000 m2 située en bord de la Soulondre : un petit paradis de verdure, anciennement une ferme. Si la Maire, encore une fois, a opté pour l’habitat partagé, la séance du Conseil a été houleuse, et la partie est loin d’être gagnée. D’ici fin janvier, il faudra au groupe d’autres garanties, notamment financières, pour remporter définitivement la parcelle convoitée. Cet après-midi, Rémi fait la visite. Ancien architecte, aujourd’hui promoteur d’une sobriété heureuse, il vit et milite ici au même titre que la plupart de ceux qui se sont retrouvés dans ce projet d’habitat écologique et solidaire, conçu pour devenir un lieu de mixité générationnelle, culturelle et sociale – la moitié des logements pourront être attribués à des foyers modestes. Leur dossier contient la promesse d’une vie meilleure. Des appartements tous exposés pareillement, des équipements en commun, buanderie, vélos, voitures (oui même la voiture !), des espaces partagés (jardin, salle polyvalente, atelier, chambre d’amis, espace de travail).    

Sur le terrain en friche, survivent encore des essences rares, un vieux système d’irrigation, un ancien corps de ferme, le tout donnant sur la rivière. “Nous allons préserver au maximum l’existant”, ajoute Rémi, puis désignant les bandes rouges et blanches tendues par les communaux au milieu du parc luxuriant “le bâtiment qu’avaient prévu de réaliser les promoteurs concurrents aurait condamné une grande partie des espaces verts”. L’îlot, lui, veut exploiter harmonieusement ces 4 000 m2 de terres cultivables, créer un jardin école ouvert sur le collège voisin. Les enfants y construiront des cabanes, les adultes des yourtes, une tente chapiteau pour les veillées, les fêtes improvisées. On se pose, on rêve un peu. Plus bas, la rivière veillera dans son lit, sagement, entourée d’espèces endémiques que l’on préservera. 

Vous l’aurez compris, l’îlot comme la Caminade se veulent des modèles d’habitat éco-responsables. Les deux ont privilégié l’emploi de matériaux locaux et d’énergies renouvelables, la réduction de la consommation des eaux et énergies, le recyclage/tri, la récupération des eaux grises, etc. Des choix coûteux, symboles de leur engagement qui doivent faire école. Après le bâti, les communs, restera à construire le vivre ensemble. Si la Caminade est consciente qu’un collectif qui fonctionne ne se crée pas en un jour et prend son temps pour intégrer de nouveaux sociétaires, l’îlot doit faire vite. Cet après-midi, séance de recrutement aux Mangeurs d’Étoiles, un restaurant du centre-ville. Les candidats ne manquent pas. Rémi prévient. Le projet est chiffré à plus de 3 millions d’euros, l’îlot doit pouvoir apporter 30 % de fonds propres. On en est loin. Alors il argumente. “Si le projet, tel qu’il est défini vous convient, rejoignez-nous. Le plus important c’est que nous puissions le réaliser, ensuite nous ferons en sorte de nous entendre. J’ai vécu plusieurs expériences de collectif. J’y ai toujours beaucoup appris sur moi-même. On a beaucoup à apprendre des gens qu’on ne connait pas.”

Penchées sur les fiches de présentation à remplir, des femmes seules, quelques familles. Un petit groupe hésite sur les réponses à fournir :

– Mes compétences, ça veut dire ? 

– Celles que tu pourrais apporter au groupe.

– Et les compétences que je veux développer ? 

– Ce que tu veux encore apprendre. 

À la question du pourquoi rejoindre un tel projet, les avis convergent, les récits également : des histoires de femmes qui en ont marre de vivre seules. 

“J’ai construit ma maison autonome en énergie, il y a 10 ans. Mais le confinement m’a fait prendre conscience que toute seule, je tournais en rond. Aujourd’hui, je me dis que le collectif, faire d’autres trucs avec d’autres gens, c’est ce qu’il me reste à expérimenter maintenant.” Sa voisine renchérit. “C’est intéressant de créer cette intelligence collective, bien sûr cela nécessite de bosser, de savoir se remettre en question, mais ça fait progresser. Des conflits, il y en aura, il y en a tout le temps. Que tu les résolves dans ton coin, avec ton conjoint, tes collègues, tes amis ou dans un collectif élargi, il faut avancer !”

À 56 ans, cette ex-parisienne, chef de projet en système d’information dans le secteur bancaire, s’est reconvertie dans les massages. Le confinement, encore lui, a déclenché son départ de Paris. Aujourd’hui, elle cherche sa place dans son nouvel univers et l’habitat partagé la tenterait bien : “ça permet de récréer des liens qui existaient autrefois. Clairement, je ne veux pas vieillir seule, je me cherche une famille.”

À 56 ans, cette ex-parisienne, chef de projet en système d’information dans le secteur bancaire, s’est reconvertie dans les massages. Le confinement, encore lui, a déclenché son départ de Paris. Aujourd’hui, elle cherche sa place dans son nouvel univers et l’habitat partagé la tenterait bien : “ça permet de récréer des liens qui existaient autrefois. Clairement, je ne veux pas vieillir seule, je me cherche une famille.”

Pendant que les dossiers de candidatures de l’îlot vert de la Soulondre s’accumulent, le repas partagé de la Caminade touche à sa fin. Café et pause discussion. Le petit collectif intègre encore des compagnons de route. Ils seront 17 foyers au total, ils sont 9 actuellement. 

Parmi les récemment intronisés, Ariane et Mathieu. Elle est gestionnaire de chambres d’hôtes l’été et éducatrice spécialisée dans le handicap l’hiver. Lui, moniteur de canoë-kayak, a créé son agence de micro-aventures aquatiques. Ils ont 35 ans, deux enfants. À Lodève, ils ont trouvé leur vie rêvée, se déplacent à pied, à vélo, ont une flopée d’amis. Ils souhaitent s’y installer durablement : “mais acheter une maison individuelle à 300 000 euros et se coller un emprunt sur 30 ans dans le contexte d’aujourd’hui, non merci”. La coopérative ? Ils sont venus pour voir et ont vu : les enfants trop contents d’élargir leur nombre de grands-parents, réclamant les épées de Papi Christian, Mino proposant de venir les garder en cas de besoin, la bagnole de l’un toujours disponible pour dépanner l’autre. 

Ariane vient d’une famille très nombreuse, alors veiller sur une vingtaine de gosses de tous les âges ne lui fait pas peur. Et puis ces vieux un peu remuants ont quand même fait le gros du boulot jusqu’ici et avancé l’argent. Pour le jeune couple, la mise de départ sera modeste. Un joli cadeau de bienvenue non ? Seul souvenir désagréable, leur période probatoire, jugée longue par les intéressés, mais qui leur a permis de comprendre ce qu’impliquait un tel projet (“c’était le but d’ailleurs !”) : une gestion concertée, des groupes de travail, des décisions collégiales. Beaucoup de temps et d’énergie dépensés. 

“C’est tuant” résume Mino en riant. Christian, son compagnon artiste-artisan-militant, a fréquenté moultes collectifs et toujours pris des claques. “Je sais qu’on va s’engueuler, que je serai déçu par un certain nombre d’orientations qu’on prendra, mais je ne vois pas d’autre choix, l’individualisme n’est plus possible”. Dans Capital et Idéologie, Thomas Piketty s’attaque au dogme de la propriété pour inverser la courbe explosive des inégalités. Régis Debray aussi nous met en garde (dans Du Génie français), “en préférant nos itinéraires personnels aux trajectoires collectives et aux destins des peuples, nous avons oublié notre humanité et notre âme”. 

Nos coopérateurs l’ont parfaitement compris. Et s’ils sont si nombreux, jeunes et vieux,  à venir frapper à leurs portes, peut-être devrions-nous politiquement nous emparer du sujet ? À Lodève, c’est en bonne voie !

Par Nadya Charvet

Kapla

C’est à Lodève que s’installent Julien et Christophe (absent sur la photo) pour exploiter leur entreprise artisanale de jeux en bois “NKD Puzzle”. « Les quatorze modèles que nous fabriquons mêlent l’esthétique à la réflexion et par éthique, nous faisons en sorte de produire zéro déchet. Venez découvrir l’originalité de notre production sur notre site internet » .

Contact : www.nkd-puzzle.com

Iron team

Hélène et Thierry de l’entreprise Théron “Métiers du Fer” s’installent à la ZI Le Capitoul à Lodève avec son équipe, Christian, Vincent et Arnaud. Thierry est déclaré Maître Artisan d’Art par la Chambre des Métiers de Montpellier. « Afin de mieux répondre aux demandes des particuliers et administrations, nous avons déménagé et doublé notre surface d’exploitation. »

Contact : 04 99 91 30 45 

Cours Forest !

Pierre Guiraud, (Pierrot le Zygo) participe au “Barefiit” une course à obstacles au côté, cette année, de Manuel Déon pour soutenir l’association France Choroïdérémie basée dans le Lodévois. « Notre action, grâce à nos partenaires, permet de soutenir cette association qui lutte contre cette maladie génétique rare qui provoque peu à peu la perte de la vue ».

LA prison de Lodève (suite et fin)

Quelques mois après le départ des réfugiées espagnoles, alors que la France est entrée en guerre en septembre 1939, la maison d’arrêt de Lodève, comme beaucoup d’autres en France, est transformée en prison militaire. Elle reçoit ses premiers résistants début 1941. Roger Algoud fait partie de ceux-là. 

Il a tout juste 16 ans quand il s’inscrit aux Jeunesses communistes. L’arrivée d’un flot de républicains espagnols à Grenoble, où il vivait, a servi de déclencheur à son engagement. En janvier 41, il est arrêté par la Gestapo alors qu’il transportait des tracts compromettants. Condamné par la justice militaire à 5 ans de prison, il est embarqué avec d’autres détenus dans un train en partance pour Lodève. 

Il évoquera plus tard sa détention : « À ce moment, il y avait encore peu de détenus ; quelques gaullistes et communistes répartis à 2 ou 3 par cellule ; une relative liberté de mouvement à l’intérieur de locaux sains et ensoleillés ; une majorité de gardiens tolérants (même si quelques-uns n’hésitaient pas à lancer des coups de pied) et une nourriture acceptable ». Les prisonniers sont astreints au nettoyage des locaux, au raccommodage de sacs de jute ou à la fabrication de tresses en raphia. Un camarade de cellule l’initie au jeu d’échecs : « une chose magnifique qui me permit de supporter plus facilement tout ce temps perdu. » Il écrit aussi quelques textes de propagande qu’il peut faire passer à l’extérieur grâce à la complicité de gardiens engagés dans la Résistance. 

A la fin de l’année 1942, à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord, les autorités estiment plus sûr de replier à l’intérieur du pays les détenus enfermés près du littoral. Roger, après un premier séjour de courte durée à Mauzac en Dordogne, est transféré à Bergerac, puis à Saint-Sulpice dans le Tarn et Garonne. Peu avant la libération de Toulouse il est déporté à Buchenwald d’où il ressortira détruit, mais vivant.

Figure politique et intellectuelle, Jean Cassou est arrêté à Toulouse en 1941. Né à Deusto, près de Bilbao, d’un père français et d’une mère andalouse, il a déjà publié un roman, Éloge de la folie, fait connaître la littérature et la peinture espagnoles contemporaines dans des revues françaises, notamment Europe. En 1936, il rejoint le cabinet de Jean Zay, le jeune ministre radical de l’Éducation nationale, et milite, sans succès, en faveur d’une intervention française au-delà des Pyrénées pour soutenir le gouvernement républicain. Après sa révocation du Musée d’Art moderne dont il avait été nommé directeur, il s’engage activement dans la Résistance, et doit quitter Paris pour la zone libre lorsque l’étau se referme sur les membres de la nébuleuse activiste du musée.

Replié à Toulouse, il intègre le réseau constitué autour de l’universitaire Pierre Bertaux et du libraire italien Silvio Trentin. Rapidement repéré par le Bureau des menées antinationales (BMA) de Toulouse, et victime d’une trahison, le groupe est durement touché par un coup de filet de la police française en décembre 1941. Incarcéré d’abord à la prison militaire de Furgole, il compose de tête (étant dans l’impossibilité de les écrire) ses Trente trois sonnets composés au secret. Il est condamné à un an de détention en juillet 1942 et incarcéré à la prison de Lodève en août 1942. 

Dans son livre de souvenirs, Une vie pour la liberté, il donne des détails sur ses conditions de détention, dures mais sans excès. Certes, il a le crâne rasé, porte des sabots et doit transporter quotidiennement du fumier, mais il peut communiquer avec les communistes gardés à l’écart, et surtout avec les officiers de l’État-major du général de Lattre de Tassigny dont le QG se trouve à Montpellier. Après la visite de l’un d’eux à la prison, les conditions de vie s’améliorent ; il est dispensé de corvées et peut se consacrer à la lecture et à l’écriture jusqu’à son transfert à la prison de Mauzac.

Son camarade, et chef de réseau, Pierre Bertaux a gardé un souvenir plus douloureux de la prison de Lodève : « Elle était plus sévère – écrit-il dans ses Mémoires interrompus – que celle de Furgole (d’où il venait) qui, en comparaison, paraissait une pension de famille. D’abord le cérémonial d’entrée : on devait se déshabiller, et traverser ainsi, complètement nu, toute la prison, pour aller au magasin revêtir le treillis et le bourgeron des détenus. Moi, j’avais accompli seul cette cérémonie ; mais pour mes camarades qui avaient ainsi défilé, Jean Cassou en tête, dans cette prison qui était une vraie prison, style Sing Sing, avec lourdes grilles, escaliers en fer scellés dans les murailles, galerie d’observation pour les gardiens armés, cela devait être impressionnant. » Et il ajoute : « On ne chantait pas et on mourait de faim — ce n’est pas une image mais un fait. J’ai vu des cadavres vivants, l’un notamment couvert de tatouages comme il y en avait plein les camps en Allemagne. » Le seul “agrément” de la prison de Lodève, c’était la vue. De la cour on apercevait les monts de l’Hérault. « Le ciel, le vert et le rouge lointain des montagnes, c’était déjà presque la liberté ».

Après le départ des détenus politiques à la fin de 1942, l’établissement pénitentiaire recevra encore des Allemands faits prisonniers lors des combats pour la libération de l’Hérault, en août 1944. Ironie de l’histoire, les dernières personnes incarcérées seront des maquisards italiens qui avaient combattu Mussolini, mais qui étaient suspectés par les RG d’être d’anciens fascistes travestis en résistants. 

La prison de Lodève sera démolie en 1962 et, à sa place, on construira la résidence HLM des Pins. Une borne au sol rappelle que des résistants furent détenus à cet endroit et que certains d’entre eux y moururent. 

Par Dominique Delpirou

ENCADRE : 

Le marquage des prisonniers

Après 1939, et avec quelques variantes d’un camp à l’autre, les catégories de prisonniers furent identifiées par un système de marquage combinant un triangle coloré, des lettres, cousus sur les uniformes rayés. Ces signes permettaient aux gardes SS de connaître le motif de l’incarcération du déporté. 

Triangle rouge : les “politiques” 

Etoile jaune : les Juifs (étoile de David pour les juifs)

Triangle rouge sur étoile jaune : les déportés juifs résistants

Triangle bleu : les apatrides. (Les déportés républicains espagnols portaient le triangle bleu puisque Franco les avait déchus de la nationalité espagnole). 

Triangle marron : les tziganes

Triangle violet : les témoins de Jéhovah

Triangle rose : les homosexuels

Triangle vert : les “droit commun”. (Condamnés de droit commun qui purgent leur peine dans un camp de concentration et non dans une prison. Cette catégorie de prisonniers fournira aux SS, les Kapos les plus brutaux).

Triangle noir : les asociaux. (On y trouve notamment des vagabonds, braconniers, voleurs à la tire, ivrognes, souteneurs, chômeurs…) 

A l’intérieur du triangle était marquée l’initiale du pays d’origine. Ici “F” pour Français. En dessous, était cousu une bande de tissu portant leur numéro matricule. Ce numéro devenait leur unique identité.

Les voies d’Ahmed

Cela fait longtemps que je croise Ahmed Djelilate, souvent au détour d’une rue de Lodève, l’un à pied, l’autre en voiture, parfois on échange un abricot, on plaisante ou on refait le monde, j’en aurai presque oublié qu’il est peintre, un véritable artiste. Il aura fallu une exposition « Tisseur de vie et de couleur » au Cellier des Chanoines pour se rencontrer “officiellement” pour un échange professionnel.

Autant casser les préjugés, non, les artistes ne sont pas forcément en retard et Ahmed Djelilate est précisément à l’heure ce jeudi 18 juillet pour une rencontre chaleureuse dans la salle d’expo de la librairie un point un trait à Lodève. Entouré de fusées et de visuels des premiers pas sur la Lune, Ahmed débute l’échange sur son arrivée enfant à Lodève, il y a 55 ans.

Tout a commencé en 1962, à l’âge d’un an, à son arrivée en France avec ses parents. Ils passent par le camp du plateau du Larzac, logés sous des tentes, puis en 1963, ils intègrent le camp de transit et de reclassement de Rivesaltes, avant d’arriver enfin à Lodève en 1964 pour s’y installer définitivement. Son père travaillait au service des Eaux et Forêts, sa mère, ses tantes puis ses sœurs à “l’usine” ou encore “l’usine des tapis” c’est à dire à la Manufacture Nationale des Gobelins. Ils vivaient à proximité, installés à la cité de la gare (aujourd’hui la gare et la cité de la gare sont remplacées par le centre commercial à l’entrée sud de la ville). Ahmed Djelilate parle de cette arrivée pour sa famille, comme une chance, malgré le déracinement et le futur incertain. Il aborde la question du colonialisme, évoque sa peur des Français tout en admirant cette France d’accueil. Il a conscience que cela aurait pu être tout autre, la mort au lieu de la vie. Mais aujourd’hui avec le recul, il comprend aussi la nécessité de l’indépendance de l’Algérie. Sans nostalgie et pour répondre à mes interrogations, Ahmed évoque ses souvenirs d’enfance au bord de la rivière, en famille ou avec des copains de la région. Il évoque pêle-mêle, ses difficultés scolaires, le bilinguisme, il parle arabe à la maison et français ailleurs, le choc des cultures et le contraste des mœurs qu’il évoque avec humour. Il se souvient de la période de Noël, avec les sapins, les guirlandes, les chocolats partout ailleurs mais pas chez lui, il a même, dit-il, attendu le père Noël… en vain !

Ahmed aborde aussi la question du racisme, du regard de l’autre, des premiers amours, de la recherche du travail, de l’intégration, de l’humanisme, de l’accueil, de l’amitié et du plaisir d’échanger… Et ce sont justement les rencontres qui ont permis à Ahmed Djelilate de prendre conscience de son envie de s’épanouir et de sortir de la spirale de l’échec induite par le sentiment d’être un étranger.

C’est donc dans les années 1980-1990 qu’Ahmed se lance dans la peinture. Autodidacte, il se nourrit de ses origines, de sa joie de vivre tout en s’inspirant de la palette humaine, de ses rencontres, de son plaisir de découvrir l’autre… La musique l’accompagne également dans sa création (il est fan de Talila qui lui fait oublier Mozart !). Ahmed utilise toutes sortes de supports pour ses créations, pour ne pas gaspiller dit-il, toiles, planches, bâches… en jouant avec des couleurs éclatantes. Ses œuvres font penser à de l’art brut – rapprochement facile avec l’utilisation des supports de récupération et la frénésie de production – mais le style évoque surtout l’audace et la vitalité d’un esprit libre et joyeux au regard plein d’optimisme.

Les mots “paix”, “liberté”, «  destin” et “Ahmed” traduits en arabe, ont constitués les arabesques qui ont inspiré ses œuvres. Ahmed Djelilate parle aussi de l’engagement nécessaire que demande la réalisation d’un tableau, mais il ne saurait dire comment il identifie l’instant qui détermine la fin de son tableau.

On peut découvrir ses œuvres au Cellier des Chanoines, 8 boulevard Gambetta à Lodève, du mardi au dimanche jusqu’au 25 août. Présence de l’artiste chaque jeudi.

Par Stephan Pahl