Hannah Arendt

La servitude volontaire

Les vacances sont terminées. La rentrée arrive. Finis les grasses matinées, le farniente et la liberté, voilà le retour de l’ordre et de l’obéissance !

Lors d’un numéro de Cash Investigation sur France 2 consacré aux soupçons de financement d’une campagne présidentielle française par la Lybie, j’ai été frappé par les images du Colonel Kadhafi, cruel dictateur du pays jusqu’en 2011, qui distribuait des millions d’euros selon son bon vouloir à des envoyés français. Selon les journalistes français, ce geste avait pour but l’amnistie de son beau-frère, reconnu coupable de l’organisation d’un attentat 35 ans auparavant. Certes il y a une forme de banalité dans cette attitude, la corruption, la vénalité et l’arrogance sont si courantes… Mais en revanche ce qui m’interpella en regardant ces malversations et en écoutant les témoignages de ses hommes de main, ce furent les questions suivantes : pourquoi ses hommes les plus proches obéissent ? Pourquoi acceptent-ils de suivre les caprices de cet homme égoïste et violent ? Pourquoi ne se révoltent-ils pas ? Et cette question se double d’une autre qui n’est pas tout à fait la même, comment se fait-il que des millions de personnes acceptent d’obéir à un seul homme en souffrant de ses décisions arbitraires ? Après tout un dictateur est un homme seul. Peu suffirait pour le renverser.
A deux questions, deux réponses. D’une part il y a le fonctionnement de la chaîne de commandement qui pousse des hommes à obéir à un dictateur et participer à un système politique néfaste. Un ado a réalisé cette description il y a plus de 500 ans. Il s’appelait La Boétie et écrivit Discours de la servitude volontaire au XVIe siècle. La seconde réponse fait le focus sur le citoyen qui accepte lui aussi d’obéir alors même qu’il souffre de cette dictature. Pourquoi ne se révolte-t-il pas ? Un philosophe contemporain, Frédéric Gros y répond dans Désobéir (éd. Albin Michel, 2017, ouvrage retenu pour le prix lycéen du livre de philo 2019). Le philosophe français y explique qu’il y a quatre manières d’expliquer l’obéissance. Ces quatre formes sont à la fois voisines et différentes, car deux sont dites passives et deux actives. Il y a le consentement, la subordination d’une part et la soumission, le conformisme d’autre part. Le consentement est l’accord avec les idées d’un régime ; il est donc actif, tout comme la subordination qui est le respect d’une hiérarchie – comme celle du fonctionnaire qui obéit. La soumission et le conformisme sont davantage des formes de paresse, de langueur qui font que la révolte nous paraît trop loin, la liberté trop coûteuse pour que nous ayons réellement envie d’y goûter. On préfère l’obéissance car elle rassure, elle nous dispense de réfléchir et d’assumer totalement nos actes.
Le personnage moderne le plus emblématique de la forme active de l’obéissance aveugle est sans aucun doute Adolf Eichmann. Fonctionnaire du régime nazi, il avait la diabolique efficacité de l’homme méticuleux sur lequel ses supérieurs pouvaient compter. Responsable des voies ferrées il faisait en sorte que la Solution finale soit un « succès » sans ressentir la moindre culpabilité. Il a fui l’Allemagne à la fin de la guerre et s’est réfugié en Argentine où il crut vivre des jours paisibles mais les services secrets le retrouvèrent en 1960 et un procès très médiatisé s’ouvrit à Jérusalem en 1961. La philosophe allemande Hannah Arendt, victime des nazis pendant la guerre, fut envoyée par The New Yorker pour couvrir ce procès et elle en tira un livre, Eichmann à Jérusalem où elle expliqua une théorie qui fit scandale à l’époque, la banalité du mal. Cette théorie propose l’idée que les nazis qui commirent des atrocités pendant la guerre n’étaient pas forcément des monstres, des sadiques, mais des hommes ordinaires qui avaient décidé d’obéir à leur hiérarchie. Le cas d’Eichmann est un peu différent, certes. Il n’était pas uniquement un rouage dans une mécanique qui le dépassait. Il était un nazi convaincu, ressentant une haine pour les Juifs impressionnante. Le consentement était donc bien présent. Mais pour autant la subordination l’était également. Car Eichmann faisait « bien » son travail, il était méticuleux et consciencieux. Consciencieux ? Quel étrange mot ! Comment peut-on dire qu’un homme qui envoyait des millions de personnes à la mort était consciencieux ? Quel lien avec la conscience ? La conscience, n’est-ce pas une forme de responsabilisation sur les conséquences de ses actes ? Peut-on être consciencieux lorsqu’on est aveugle ? Eichmann répondit à cela d’une manière totalement surprenante. Il expliqua qu’il obéissait aux ordres et que cela constituait pour lui une règle morale absolue. « Fais en sorte que ta maxime puisse devenir une loi de l’humanité » écrivait le philosophe allemand Kant (né en 1724 et mort en 1804, philosophe des Lumières allemandes !) en expliquant qu’il s’agissait d’une loi morale. Or il était évident pour Eichmann qu’obéir aux ordres pouvait être une loi de l’humanité. A ce titre il ne se sentait pas immoral ou inconscient. Bien au contraire, il avait la conscience tranquille.
Il va de soi qu’une telle explication ne suffit pas, Eichmann savait ce qu’il faisait comme les conséquences de ses actes. Mais il n’avait aucun contact avec les morts. Il ne tuait pas directement. Il appliquait avec méthode et froideur les ordres qu’il recevait. C’est justement le point sur lequel il faut insister, à chaque fois qu’un homme, rouage d’un mécanisme plus grand que lui, obéit, il refuse l’idée de juger la portée de son obéissance. Il obéit et perd ainsi ce qui fait le fondement de sa liberté, la capacité à dire non.
Quittons ce que nous pouvons donc qualifier de collaboration active au crime par le biais du respect de la loi pour nous orienter vers l’obéissance passive, c’est-à-dire le conformisme et la soumission. L’affaire est différente, car il ne s’agit pas d’un engagement ou du respect de sa hiérarchie, comme cela put l’être pour Eichmann. Il s’agit plutôt d’être présent au mauvais endroit, au mauvais moment et d’accepter ce moment sans utiliser ce qui fait de nous des êtres libres, c’est-à-dire notre jugement. Cette obéissance tout aussi aveugle peut tous nous toucher. Personne parmi nous n’est ce super héros, ce juste qui, quelles que soient les circonstances, fera toujours le bon choix. Nous pouvons tous nous retrouver piégés par notre peur de désobéir. Vous n’en êtes pas persuadés ? Une expérience de psychologie expérimentale en 1961, même année que le procès d’Eichmann, le démontra. Cette expérience, célèbre, c’est celle de Milgram, déguisée en test sur le stress. Des volontaires sont mis par binômes puis un tirage au sort détermine celui qui pose les questions et celui qui y répond assis sur une chaise électrique, recevant des décharges de plus en plus fortes s’il répond mal. Celui qui pose les questions est assis devant une console qui envoie les décharges. Il est surveillé par un homme en blouse blanche (marque très visible de l’autorité scientifique). Bien entendu cette expérience est en partie factice, le tirage au sort est truqué et c’est un comédien qui s’assoie sur une fausse chaise électrique. Il ne reçoit aucune décharge et simule juste la douleur. Avec un physique banal il est naturellement sympathique pour que l’autre s’identifie à lui. Les résultats furent à peine croyables. Le cobaye « enseignant » devait envoyer des décharges de 75 volts à 300 volts et plus de 60 % des sujets obéirent alors même que l’horreur de leurs gestes ne faisait pas mystère. Pourquoi une telle passivité, une telle complicité ? Car il faut prendre la décision de désobéir ! ce que personne ne fait car il faut pour cela braver l’autorité scientifique. Cela ne se voit que dans quelques situations particulières : lorsqu’il s’agit de maintenir une électrode sur le poignet de la victime ; si le cobaye « enseignant » est seul et peut tricher ; ou si plusieurs personnes décident tacitement de refuser en même temps. Autrement personne ne s’arrête malgré les cris de douleurs et des doutes sur la nécessité de l’expérience. C’est là un mécanisme bien connu dans toutes les sociétés occidentales : la déresponsabilisation du moi qui devrait, pour reprendre l’expression de Frédéric Gros, indélégable, permettre de commettre l’horrible avec une assez bonne conscience lorsqu’une autorité supérieure l’exige. Milgram, à la fin de son expérience, parlait d’un état agentique, c’est-à-dire que nous ne sommes plus le sujet de nos actes, juste un bras qui actionne un levier mais qui refuse de porter un jugement moral sur ce qu’on fait, « Il fallait bien obéir ! », « Si ce n’est pas moi, c’est un autre qui l’aurait fait ! », etc.
Le point positif, pourrait-on dire de manière très cynique, est que cette obéissance permet aux sociétés de fonctionner. Mais c’est tout de même paradoxal, notre civilisation occidentale veut mettre en avant l’individu avec son bonheur et l’accomplissement de son existence comme modèle de réussite. On ne cesse d’ériger la liberté de pensée comme un étendard et un des mots d’ordre de la jeunesse est « Changeons les règles ». Mais la société exige que ces mêmes individus perdent toute épaisseur lorsqu’il s’agit de lui obéir. Dès l’école il faut abandonner son individualité au profit du groupe et apprendre les règles sociales. Dès la maternelle il faut faire prendre conscience au petit bout de chou qu’il doit respecter une hiérarchie – il appelle son enseignante « maîtresse » ! C’est comme deux facettes d’une même réalité, le Ying et le Yang en quelque sorte de notre vie sociale – même si la désobéissance n’est pas la marque du Bien et l’obéissance celle du Mal. Du coup tirons-en une idée forte : non, nos sociétés modernes ne sont pas celles de la liberté ; non nous ne pouvons pas, sans une mauvaise foi évidente, croire que la modernité s’oppose aux autres époques, par exemple le Moyen Age pendant lequel les serfs n’avaient aucune liberté, ou l’esclavagisme aux USA où le sort des noirs était révoltant. Nous n’avons pas été jusqu’au bout de cette révolution promise dès 1789. La liberté n’est pas une réalité. Nous sommes soumis à l’ordre social. Et même si Eichmann n’est heureusement pas érigé en héros, même si personne n’imagine être le tortionnaire de l’expérience de Milgram, nos comportements montrent ce pour quoi la société éduque les enfants, obéir au système. Nietzsche avait un qualificatif pour désigner ces attitudes : animaux domestiques. Bien entendu il faut voir tous les aspects du problème : une société totalement individualiste où personne n’obéit à qui que ce soit, où seule la Volonté de puissance prônée par Nietzsche serait la règle, cette société ne serait pas vivable. Surtout si on commet le contresens de croire que la Volonté de puissance est la volonté de dominer et asservir les autres. Nietzsche, au terme d’une réflexion difficile, est d’ailleurs arrivé à la conclusion que l’homme actuel est incapable d’être libre, ni d’être maître, car il croit justement que maîtriser c’est dominer les autres, alors que la Volonté de puissance est d’abord la maîtrise de soi. C’est pour cela qu’une société réellement libre est impossible. Le seul qui pourrait désobéir sans asservir, qui pourrait être libre et respectueux des autres c’est le Surhomme, celui qui n’est plus homme mais au-delà de l’homme. Le Surhomme, celui qui dépasse sa peur et son angoisse pour assumer ses actes. Eichmann, l’ensemble des nazis, les sbires de Kadhafi et les victimes de l’expérience de Milgram représentent tout compte fait l’exact opposé du Surhomme nietzschéen, ce que Nietzsche appelait le dernier homme.

Par Christophe Gallique

L’éloge de la paresse

Les mois d’été sont traditionnellement des parenthèses : on souffle, on se repose pour mieux attaquer la rentrée. Les vacances n’existent donc que parce qu’on travaille. Mais du coup, comment ferons-nous lorsque les robots travailleront à notre place ? Est-ce que ce sont eux qui partiront en vacances ?

Ah les mois d’été, mois de farniente. Le soleil, la plage, et enfin notre surmoi qui nous laisse tranquille. Enfin la possibilité de ne rien faire sans que ce soit immédiatement sanctionné par la morale sociétale comme péché mortel. « L’oisiveté est mère de tous les vices » me disait-on lorsque j’étais petit ; et voilà que la société tout entière s’organise pour que je ne fasse rien ; mieux ! la richesse nationale a besoin de nos vacances pour voir se consolider le PIB de la France.
Quelle étrange situation, lorsqu’on y pense. Nous sommes en vacances grâce à notre activité laborieuse. Nous travaillons toute l’année, nous intégrant dans un système de rationalité économique qui nous pousse à choisir une activité en fonction des besoins de la société. L’étymologie de travail est tripalium, ce qui en bas-latin désigne un instrument de torture, trépied qui servait à écarteler les malheureux. Même si cette origine est loin d’être attestée, voire contestée par d’éminents philologues, elle pose notre rapport contradictoire avec le travail : à la fois nous le vivons comme une souffrance, une contrainte. Nous l’opposons aux loisirs et même à la constitution d’une œuvre pour certains d’entre nous. Et dans le même temps le travail forge notre identité, est au cœur de notre existence, nous sommes ce que nous faisons.
Dès le XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau avait remarqué la tension qu’il y avait entre nous et le travail. Il indiquait dans L’essai sur l’origine des langues ce qu’est la vraie nature humaine : « Il est inconcevable à quel point l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu’il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile ; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s’empêcher de mourir de faim. » Il n’y a rien de plus clair : laissez l’homme libre, il deviendra fainéant, mou, indolent. Si répondre à ses besoins se faisait seul, le goût de l’effort disparaitrait bien rapidement. Pourquoi travaille-t-on dès lors ? Jean-Jacques Rousseau analyse là une maladie de nos sociétés occidentales : « Les passions qui rendent l’homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux. » Extraordinaire renversement ! La société a réussi à nous faire travailler, non pas pour répondre à nos besoins ou bien participer à la richesse nationale, mais pour nous permettre de … ne rien faire. Nous travaillons toute l’année, avec pour objectif de partir en vacances. Vacances qui n’ont de sens qu’entre deux périodes de travail.
Ne culpabilisez donc pas, vous qui êtes allongé sur le sable à vous faire dorer la pilule, le C le MAG entre les mains, n’ayant pas d’autre projet que de participer au prochain apéro, vous n’êtes ni un rebus de la société, ni un révolté libre de ses choix. Vous êtes juste le parfait citoyen qui a rempli sa double mission, celle de travailler, puis de dépenser son argent. Dans les deux cas vous participez à l’enrichissement du capital… Mais bon, quand tout le monde est gagnant…
Reprenons notre analyse et posons une hypothèse : Le travail est devenu une valeur morale au fur et à mesure des siècles. Il devient important de travailler non pas parce que c’est nécessaire, mais parce que c’est bien. Ne pas travailler, c’est mal. Mais qu’est-ce que le travail ? Hannah Arendt, philosophe allemande contemporaine (1906-1975) distinguait dans La condition de l’homme moderne (1958) le travail, de l’œuvre et du loisir. Le loisir est une activité noble, qui consiste à élever l’âme des êtres humains. Le loisir ainsi compris ne doit pas être confondu avec le simple divertissement. Regarder la TV est un divertissement, cela vide le crâne et offre de la disponibilité pour recevoir des minutes de pub – si nous voulions paraphraser la célèbre phrase d’un ex-PDG de TF1. Le loisir au contraire est construction : jouer de la musique, pratiquer un sport, lire, aller au cinéma (certains films du moins), c’est du loisir. Les grecs adoraient les loisirs et méprisaient le travail qui, pour eux, était se rabaisser au niveau animal. Car travailler, c’est « répondre à l’urgence de la nécessité », c’est-à-dire à nos besoins. Hannah Arendt explique très bien que si les Grecs de l’antiquité avaient des esclaves, c’était non pas par racisme, mais juste pour éviter de travailler. S’ils avaient eu des machines et des robots, ils n’auraient pas hésité, tous les êtres humains auraient immédiatement arrêté de besogner ! « Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même [….], les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers et les maîtres d’esclaves » écrivait Aristote dans les Politiques il y a 2500 ans. Quel bonheur ! Car si on considère que l’économie a pour fonction de produire des richesses et si les machines produisent seules la richesse, pourquoi se fatiguer à travailler ? Pourquoi ne pas se consacrer à autre chose ?
Attention ! Ne pas travailler ne veut pas dire connaître la vacuité d’une existence ennuyeuse ! Ne pas travailler veut dire se consacrer à ses loisirs et/ou à son œuvre. Car Hannah Arendt distingue aussi l’œuvre du travail. Le travail, c’est le job, c’est-à-dire une activité salariée qui doit nous permettre d’avoir les revenus nécessaires pour vivre (et s’offrir quelques jours de paresse) ; l’œuvre c’est la production d’une chose qui nous rendra immortel, une trace après notre disparition. Pour la plupart d’entre nous, cela consiste à avoir des enfants, leur laisser un héritage spirituel et patrimonial. Et pour quelques-uns c’est réaliser une œuvre au sens artistique du terme.
Abordons la question sous un angle encore différent. Il y eut un livre publié en 1880 au titre étrange : L’éloge de la paresse de Paul Lafargue. Le but avoué de l’auteur, qui était le gendre de Karl Marx, était de détruire la mythologie qui s’était construite autour de la valeur morale du travail. En introduction il reprend une citation de l’homme politique français, Thiers : « Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : “Jouis”. Qu’est-ce que cela veut dire ? Rien d’autre que la bourgeoisie qui, lorsqu’elle s’opposait à la noblesse (avant la révolution française) était libertaire et à la recherche de la jouissance, changea de point de vue lorsqu’elle prit le pouvoir, elle décida que les ouvriers devaient aimer le travail. Et surtout ne pas se plaindre. Nous n’avons pas la place dans ce petit article de rentrer dans le détail de son argumentation, mais ce texte met le doigt sur une question intéressante : pourquoi faut-il mettre une dimension morale à la question du travail ? pourquoi s’attacher au jugement de valeur ? si ce n’est pour mettre au travail les masses laborieuses ?
Certes le contexte a changé. Nous ne sommes plus à l’époque de Germinal où les ouvriers étaient considérés comme des bêtes de somme – quoique… lorsque on se met au courant des pratiques en Asie ou en Afrique, on se demande si Zola n’est pas un auteur plus contemporain qu’on ne le croit. Néanmoins le discours n’a pas changé, travailler reste un devoir moral. L’oisif est celui qui doit se faire discret. Il y a même une apologie de la performance, du toujours-plus. Lorsque le 18 juin 2018 un adolescent avoue à Emmanuel Macron au cours d’un bref échange qu’il a déjà le brevet des collèges grâce au contrôle continu sans avoir passé les épreuves écrites, le président de la République lui répond que ce n’est pas le plus important, qu’il faut aller toujours plus haut, qu’il faut travailler pour travailler. Nous revenons à la citation de Thiers : nous sommes sur terre pour souffrir, pas pour jouir. C’est une question de morale religieuse. Mais pourquoi ? Quel est le sens de tout cela ? Lorsqu’un objectif est atteint, pourquoi ne pas s’en contenter ? Je veux bien comprendre la réponse du président qui, en bon père (de la nation ? de sa famille ? de cet adolescent?) voulait l’encourager au goût de l’effort. Mais pourquoi l’amener à poursuivre ses efforts vers un objectif inutile ? Ne vaudrait-il pas mieux qu’il se consacre à autre chose par exemple la contemplation ?
Ne rien faire peut être aussi noble. Cela permet l’ennui, la rêverie, la méditation, la réflexion. Oui, oui, je sais, l’ado ne va pas naturellement s’initier à la méditation bouddhiste. Il va plutôt regarder les matches de la Coupe du monde. Mon argumentation est un peu faible…. Quoique. Reprenons-la : d’un côté vous avez un système qui vous demande d’exécuter des tâches. Peu importe le sens de ces objectifs, il faut les remplir et c’est tout ; cela vous donnera ensuite le droit de ne rien faire, de vous divertir. De l’autre côté, vous pouvez apprendre à éduquer vos moments de loisir – au sens grec du terme – c’est-à-dire en cherchant à élever vos âmes. Allez au cinéma, allez écouter de la musique, faites du sport, en un mot jouissez de la vie. Mais pour cela il ne faut pas être abruti par des heures de travail absurde. C’est la conclusion à laquelle je veux arriver : travailler est certes une noble activité. Mais elle ne doit pas être utilisée comme prétexte moral pour qu’une petite partie de la population exploite la majeure partie de leurs contemporains. Il ne faut pas non plus que le travail soit l’unique but de l’existence. Cela ne doit rester qu’un moyen pour répondre à nos besoins. Le véritable but de l’existence, c’est d’en jouir. Une seule méthode pour cela : lui donner du sens. Il me semble qu’à ce titre le loisir est plus fertile que le travail.

Par Christophe Gallique