contemplation philosophique

De l’usage de la marche pour philosopher, et réciproquement.

L’image qu’on se fait des philosophes est plutôt celle du rat de bibliothèque. Pourtant quelques grands penseurs l’ont été grâce à la randonnée pédestre, loin de leur tour d’ivoire. Pourquoi ? Est-ce que cela veut dire que l’activité physique a une influence sur la réflexion philosophique ?

Il y a des activités qui semblent être faites pour se nourrir mutuellement. La marche et la réflexion philosophique peuvent en faire partie. Seul et amoureux de la nature, le philosophe peut utiliser la marche pour des réflexions profondes. Il y a eu des exemples extraordinaires dans l’histoire de la philosophie qui peuvent nous servir de modèle. En tout premier lieu, l’école de philosophie d’Aristote, précepteur d’Alexandre le Grand, qui s’appelait les péripatéticiens, c’est-à-dire littéralement « ceux qui aiment la promenade ». Aristote faisait de la philosophie en se promenant au milieu de ses élèves, très loin de la position assise dans les écoles modernes. La contemplation philosophique ne passe donc pas uniquement par l’immobilité corporelle. Elle peut également se nourrir du sport.
Mais peut-être, pour bien comprendre ce que tout cela veut dire, faut-il expliquer et définir ce qu’est la réflexion philosophique. La philosophie, expliquait Gilles Deleuze en 1991 est l’art de trouver des problèmes et de créer des concepts. Pas nécessairement des solutions. Encore moins des solutions pratiques. Le philosophe est celui qui contemple le monde pour en apercevoir les difficultés. Pour cela il doit méditer et laisser son esprit voguer sans jamais être perturbé. En quelque sorte le philosophe est l’inverse de l’ingénieur qui transforme le monde ; le philosophe se contente de lui donner du sens. Est-ce que cela veut dire que la philosophie est inutile ? Peut-être, peut-être pas. Car ce n’est pas uniquement l’utile qui a de la valeur. Nous ne résumons pas notre existence à ce qui est utile. La réflexion, même si elle n’a pas d’utilité pratique immédiate, joue un rôle fondateur des autres sciences en se demandant ce qu’il faut penser.
Nous pouvons pour illustrer cette description de la philosophie prendre deux exemples de grands philosophes qui considéraient que la marche était essentielle à leur réflexion : Rousseau et Nietzsche. Commençons par le genevois Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778). Le philosophe du siècle des Lumières fut un des premiers à raconter sa vie dans un livre témoignage intitulé Les Confessions. Il y expliqua comment la marche exaltait son corps et les pensées qui naissaient ainsi de ses vagabondages : « Je destinai, comme j’avais toujours fait, mes matinées à la copie, et mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon : car n’ayant jamais pu écrire et penser à mon aise que sub dio [c’est-à-dire en plein air], je n’étais pas tenté de changer de méthode, et je comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était presque à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail. » (Les Confessions, livre 9). Arrivé à Montmorency en 1756, il y resta jusqu’en 1762, année de parution de L’Emile ou de l’éducation et Du Contrat Social, deux ouvrages qui lui valurent de rentrer au Panthéon en 1794. Donc se promener, marcher et découvrir la nature peut être fécond pour la pensée contemplative. Rousseau y comprit notamment la perversité de certaines formes d’éducation à l’école et le rôle de la Volonté Générale dans la démocratie. Ce n’est pas rien. Bien avant cela, alors qu’il avait seize ans, il adorait déjà se déplacer à pied d’un lieu à l’autre : il partit de Genève pour Annecy, puis gagna Turin, le tout à pied ! La marche représenta pour lui un délice et offrit au voyage un charme qu’aucune autre forme de transport ne pouvait remplacer : « Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délice. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le Monsieur et de prendre des voitures, les soucis rongeant, les embarras, la gêne y sont montés avec moi, et dès lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver. » (Les Confessions, livre 2). La dernière phrase dit tout : alors que la randonnée est un plaisir qui nous rend impatient d’y aller, la voiture nous donne surtout l’envie d’en sortir.
Mais est-ce que marcher stimule réellement l’esprit ? Est-elle assez structurée pour produire de la philosophie ? Ou n’est-ce qu’une manière de laisser voguer l’esprit sans se préoccuper des soucis de l’existence ? Rousseau, toujours dans Les Confessions, livre 3, explique la relation complexe qu’il entretient avec la promenade et les raisons pour lesquelles il ne pouvait pas s’enfermer dans un cabinet de travail, assis derrière sa table, pour produire ses chefs-d’œuvre : il était une intelligence dotée d’une très grande intuition, mais qui peinait à mettre de l’ordre dans la suite de ses idées. Il pouvait passer des heures devant sa feuille, incapable de produire un texte clair. Il lui fallait alors sortir, marcher, découvrir des rivières et des bois, pour que son cerveau organisât sa pensée. La marche est donc organisatrice d’une pensée plus intuitive que logique, mais non moins féconde.
Friedrich Nietzsche (1844/1900), second grand penseur de la marche expliqua un peu plus radicalement cette relation entre la marche et ce qu’il appellera La Volonté de puissance ! Sa thèse – simple – était que l’activité du corps détermine la force et la forme de la pensée. Dans le Crépuscule des idoles il écrivit : «  Être cul-de-plomb, voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose ». Selon lui l’esprit était déterminé par les conditions du corps, c’est donc logiquement qu’il mit en application sa découverte ; de brillant universitaire spécialisé dans la philologie (c’est-à-dire l’histoire de la langue), il décida soudain de vivre une existence de bohème, errant entre l’Italie et la France. Entre 1883 et 1887 il passa ses hivers à Nice où il adorait les promenades au-dessus de la mer, notamment celle qui mène au village d’Eze (un sentier de promenade porte le nom du philosophe). Quel est le lien avec sa philosophie ? Celui d’une nécessaire éducation du corps pour le rendre plus puissant et de ce fait rendre l’esprit plus pertinent. Il faut fatiguer le corps, l’éprouver, le stimuler, pour que la pensée naisse et se développe. C’est la conviction intime de Nietzsche. Solitaire, il n’aimait rien moins que les montagnes et les espaces maritimes. Dans un autre de ses ouvrages, Le Gai Savoir (qui n’est pas le savoir homosexuel, mais le savoir qui ne veut pas se prendre au sérieux face à l’absurde de l’existence), au paragraphe 366 il écrit : «  Nous ne sommes pas de ceux qui n’arrivent à former des pensées qu’au milieu des livres – notre habitude à nous est de penser en plein air, marchant, sautant, grimpant, dansant, de préférence dans les montagnes solitaires ou tout proche de la mer, là où même les chemins se font songeurs ». Cette aptitude à vouloir marcher seul en montagne se traduit par une philosophie « à coup de marteau » voulant remettre en question les valeurs morales traditionnelles pour gagner en confiance et en amour de soi. Cela nécessite la solitude, car il faut être capable de se dresser contre ceux qui nous ont éduqué, amis ou famille ; mais aussi de l’endurance car la refondation de valeurs morales est une tâche de longue haleine. Cet effort sur le long terme devait se sentir à la lecture de ses aphorismes. Car Nietzsche n’en démordait pas : on peut deviner la position du philosophe au moment où il pensait en lisant son livre. « L’ouvrage se ressent des intestins coincés [par la position assise] de l’auteur ». A l’inverse, Nietzsche va développer la figure du philosophe idéal, à travers le personnage de Zarathoustra. Prophète du surhomme, son personnage tout au long de l’ouvrage qui porte son nom (Also sprach Zarathustra) gravit à pied des montagnes pour porter la parole de sa philosophie. Dans la 3e partie, celle écrite par Nietzsche au-dessus de Nice, Zarathoustra dit : «  Béni soit ce qui rend endurant ! Je ne loue pas le pays où coulent le beurre et le miel. Apprendre à détourner les yeux de soi-même pour voir beaucoup de choses, cette dureté est nécessaire à tous ceux qui gravissent des montagnes. » La leçon est claire : en plus d’activer le cerveau, la marche amène à moins d’égotisme pour découvrir ce qu’il y a autour de soi. C’est la première étape vers le surhomme qui, comme vous l’avez deviné, n’est pas un homme au-dessus des autres hommes, mais un individu qui dépasse sa petitesse. C’est là le dernier apport, mais non des moindres, de la marche à la philosophie : apprendre à reconnaître avec humilité la richesse de ce qui nous entoure.
Faisons l’exercice sous un autre angle et suivons le jeune coureur cycliste, Guillaume Martin, après son épopée sur les routes du Tour. Ce sportif a la caractéristique de s’intéresser de très près à la philosophie et à Nietzsche en particulier. Quelle philosophie pourrait-il produire ? Il a beaucoup lu Nietzsche, mais il ne pourra sans doute jamais l’imiter. Non pas qu’il n’en a pas les moyens intellectuels, du moins nous ne pouvons pas en préjuger. Mais son sport est à l’opposé de la marche solitaire : une équipe cycliste est faite de solidarité, de sacrifice individuel pour le groupe, de stratégie grégaire sous forme de relais. Loin des déambulations d’un Zarathoustra sur la montagne, avec ses seuls serpent et aigle, Guillaume Martin produirait une pensée de la cohésion car son corps lui aura appris que seul il ne peut pas arriver au bout de l’étape. Il a besoin des autres, il s’appuie sur les autres et il n’oublie pas les autres lorsque la victoire s’annonce.
Revenons à la randonnée. Profitez de l’été pour vous adonner à ce sport. Visitez les lieux perdus, parcourez les sentiers balisés ou non, et fuyez la foule des plages, là où des huîtres se font sécher par le soleil en attendant de l’être par les autorités compétentes à la rentrée. Le vacancier qui se laisse trop aller au farniente on the beach risque de voir la vacuité de son esprit faire mourir les idées péniblement développées au cœur de l’hiver. Au contraire la marche va stimuler vos muscles, alimentant le cerveau en oxygène et offrant à l’esprit la découverte de la méditation en plein air.
Par Christophe Gallique