Le peuple, c’est moi

La question de l’opinion publique nous a mené directement à celle du peuple : le peuple existe-t-il et a-t-il une opinion ? Une opinion unique et cohérente ? Une opinion construite contre l’oppression ? La question est assez riche pour mériter un débat :

Le peuple est une notion très difficile à définir, un concept ardu à manier. Le danger est multiple. Le premier danger réside dans la tentation à ne pas croire en son existence, tant les personnes et les partis politiques qui s’y réfèrent tiennent des propos contradictoires. Il semble être une coquille vide, peut-être même un sophisme. Sophisme fondamental, car dans un rapport de force, il peut facilement légitimer toutes les positions imaginables : par exemple les Gilets Jaunes se revendiquent comme seul et unique peuple (contre l’oligarchie), et le parti de Mme Le Pen affirme être le peuple face à la mondialisation et l’invasion (barbare ?) des hordes migratoires. Vous comprenez bien que face à ce grand écart, je ne peux qu’être méfiant…
Heureusement l’internet fait qu’on peut trouver facilement de l’aide. En la personne d’un excellent collègue qui porte si bien son pseudonyme : Philarétè (arétè veut dire excellence en grec). Je lui propose un dialogue, c’est-à-dire un échange à partir de son propre texte. Certes le jeu a des règles très particulières, puisque je ne le connais pas et je ne lui ai jamais parlé (je n’ai même pas l’honneur de connaître son nom). Mais dialogue ne veut pas dire parler à deux. Il veut dire échanger à travers (dià en grec) le discours rationnel (logos). Le dialogue est une dialectique entre deux points de vue. La présence ne permettant que de modifier le rapport de force, car il nécessite une rapidité dans la réponse, une capacité à trouver le bon mot au bon moment, la repartie qui vous permet de l’emporter dans ce qui peut se transformer en joute oratoire. Dans cet article, ce ne sera qu’un échange virtuel. Mais dans le respect. Le respect du texte de mon collègue 1.

Son texte, prenant en cela des accents clairement militants, défend une thèse avec laquelle je ne serai pas d’accord. Il suppose que le peuple est une entité qui s’oppose à l’oligarchie, c’est-à-dire une petite élite qui va l’exploiter et l’oppresser. Philarétè va même introduire l’idée que le peuple se constitue contre l’oligarchie, dans le sens où plus ce peuple est opprimé, plus il prend conscience de sa réalité et son unité et dès lors se renforce dans son combat pour la reconnaissance de sa dignité.
Je ne suis pas d’accord, car premièrement c’est dangereux d’exclure du peuple une partie de la nation, mais aussi parce que le peuple ne se vit jamais comme un groupe homogène. Ses aspirations sont contradictoires et demandent qu’on puisse en faire la synthèse. Comme Philarétè évoque sans le nommer le philosophe Jean Jacques Rousseau, je vais moi aussi l’utiliser pour défendre ma thèse.
Le texte de Philarétè commence par une colère : « C’est à la mode de nier la notion de peuple, de nier l’existence même d’un peuple. Mais, ce n’est là que reprendre les mots d’ordre du capitalisme et du libéralisme anglo-saxons ».
Il est certain qu’une telle position serait absurde, le peuple existe. C’est une entité réelle et seuls quelques philosophes totalement détachés de ce réel, ou pensant que le réel est formé par les idées (ce qu’on appelle en philosophie des idéalistes), peuvent soutenir l’inverse. La célèbre phrase de Margaret Thatcher « Il n’y a pas de société, juste des individus » est absurde; c’est nier une partie de la réalité.
Philarétè va plus loin en précisant la nature du peuple, ou plus exactement ses composants : « ils (je pense qu’il fait référence aux « néo-libéraux ») nient l’existence du peuple, l’existence de l’intérêt général et l’existence de la volonté générale. Or, comment penser la République démocratique, la démocratie, la souveraineté du peuple, en niant ces trois notions ? ».
Le peuple est effectivement d’abord une souveraineté, c’est-à-dire un droit à décider, à s’imposer comme force face à l’oppression, à prendre en main son destin. Pour cela il a besoin d’une Volonté Générale qui exprime l’intérêt général.
La notion de souveraineté est à l’origine de toute démocratie : « Premièrement, et cette définition remonte à la notion de dèmos dans l’antiquité grecque, le peuple est l’ensemble des citoyens sur qui le pouvoir est exercé par une oligarchie, exclu des prérogatives politiques, défini par la pauvreté, le labeur et le grand nombre. ».
Philarétè définit ainsi le peuple se constituant nécessairement dans un rapport de force contre une élite exploitatrice de la misère des hommes. Il reprend sans doute la lutte des classes décrite par Karl Marx au XIXe siècle (concept bizarrement initié par le penseur libéral et conservateur François Guizot au moment de la Restauration en 1815). Mais le connaisseur du monde de l’antiquité ne peut s’empêcher de noter deux réserves à cette généreuse définition du peuple ; d’une part tous les citoyens grecs participaient à la vie politique de la cité (qu’ils fussent riches ou pauvres), mais en revanche en étaient définitivement exclus les femmes et les esclaves (et les métèques, c’est-à-dire les étrangers). Est-ce à dire que le peuple (dèmos) grec était en réalité constitué non pas de ceux qui participaient à la démocratie, mais au contraire des classes exploitées, autrement dit uniquement les femmes, les esclaves et les métèques ? Périclès, Socrate, Xénophon, Solon, Démosthène faisaient partie de l’élite et de l’oligarchie. N’étaient-ils dès lors que d’affreux persécuteurs qui étouffaient le vrai peuple, comprenant exclusivement ceux qu’ils opprimaient, c’est-à-dire – nous insistons à dessein – leurs femmes, les métèques et les esclaves ? Ce serait une relecture de l’histoire de la démocratie intéressante et pertinente. Sans ironie aucune, cela pose néanmoins une réelle contradiction, c’étaient les citoyens qui exerçaient la souveraineté. Il y avait des citoyens pauvres. Mais eux-mêmes étaient des oppresseurs d’esclaves. Le peuple peut dériver, se tromper. Le peuple peut devenir l’oppresseur.
Continuons la lecture du texte de Philarétè : « le peuple désigne la conscience de la communauté, de l’appartenance d’un citoyen à une communauté à qui il doit son identité, sa culture et sa citoyenneté. Ce peuple est universel et éternel, en tant que la conscience du peuple l’est. […] (cette formule veut dire que la réalité du peuple se construit dans la conscience qu’il a de lui-même ; un peu comme un enfant qui construit son identité au fur et à mesure qu’il découvre son corps et son environnement). Cependant, cette conscience n’est pas toujours effective ou active, elle s’éteint, elle s’oublie, et des forces contraires cherchent à la détruire pour faire de la société une agrégation chaotique d’individus isolés et atomisés parce que cette atomisation participe à la constitution d’une domination arbitraire et puissante. »
Cette deuxième partie de sa définition se réfère à la Volonté Générale, concept pensé par Jean Jacques Rousseau dans Du Contrat Social en 1764 (25 ans avant la Révolution Française). Et dans son texte Rousseau pose effectivement la question à la fois de l’unité de la conscience qu’elle doit avoir d’elle-même, et celle de ses contradictions : « Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ». C’est clair. Mais « Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande aussi difficile qu’un système de législation ? »2. Cela veut donc dire que, même pour le révolutionnaire Rousseau, la démocratie est une réalité plus complexe à mettre en œuvre qu’il n’y paraît. Car « Les particuliers voient le Bien qu’ils rejettent : le public veut le Bien qu’il ne voit pas. » Pour résoudre ce problème, Rousseau propose la mise en place d’un législateur qui, certes, devra presque être un saint pour ne pas abuser de son pouvoir, mais qui ne s’oppose pas nécessairement à la souveraineté du Peuple.
La troisième définition donnée par Philarétè est à mon goût la plus intéressante : « La troisième définition du peuple réside donc dans l’exercice effectif par l’ensemble des citoyens de la souveraineté en tant que chaque citoyen s’élève à l’intérêt général, à la volonté générale, en un mot quand il réalise en actes la conscience du peuple, sa solidarité, sa fraternité et son sens de la communauté et de la patrie. L’esprit du peuple, de la solidarité, de la communauté se rencontre tout aussi bien dans des élans collectifs citoyens.»
Effectivement le Peuple ne s’exprime réellement que lorsque les individus agissent, manifestent, revendiquent et cherchent une forme ultime de solidarité. Du coup, le peuple est réellement le peuple lorsque ceux qui manifestent leur colère et revendiquent la défense de leurs droits ont la tolérance de laisser ceux qui ne sont pas d’accord avec eux avoir leur propres idées, même si ces individus parlent moins fort que la foule. Le peuple est le peuple lorsqu’on ne divise pas la réalité en deux catégories abstraites et manichéennes (en gros l’oligarchie contre les autres), mais que ce peuple puisse se comprendre dans sa complexité (voire ses propres contradictions) dans son corps : soit on accepte que tous les individus d’une nation appartiennent au peuple de la dite-nation, soit le peuple meurt. Personne dans le peuple n’a le droit d’en prendre la direction, en indiquant qui ce peuple doit être, surtout pas une foule qui se revendique peuple. Rousseau précise : « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. (c’est moi qui souligne en gras) »3. La Volonté Générale est la somme des différences entre tous ces constituants ; ce qui veut dire que c’est une alchimie entre tous ces membres. Le Tout n’est pas la somme de ses parties, il ne faut donc pas le considérer comme une simple agrégation d’éléments qui s’opposent.
C’est la raison pour laquelle je ne suis pas d’accord avec Philarétè lorsqu’il écrit : « L’action du pouvoir exercé par une oligarchie est précisément de lutter contre cette réalisation de l’esprit du peuple ». « Le peuple exploité et misérable se rencontre tous les jours, le peuple méprisé se rencontre très souvent.» Il y a effectivement des employés exploités dans certaines usines et certaines entreprises, car ce sont des lieux où les salariés et le patronat ne partagent pas le même corps – au sens politique du terme. Il y a aussi des rentes de situation qui permettent à des familles d’accéder plus facilement aux lieux de pouvoir car la mobilité et l’ascenseur social sont en panne. Il y a une certaine conscience des tensions à l’intérieur de la société française. Cette conscience permet au peuple de se manifester, de mettre en mouvement une transformation voulue par la Volonté générale. Mais ces divisions ne définissent pas le peuple.
Concluons : loin de ces arguties philosophiques, la question était : « Qu’est-ce que le peuple ? ». Je ne prétends pas convaincre Philarétè. Il défend à travers sa définition un point de vue politique, celui de la lutte des classes, sans doute remise en lumière par le mouvement des Gilets Jaunes. Mais peut-on réellement croire définitivement que le peuple ne se manifeste que sur les Ronds-Points ? Peut-on penser que la société décrite par Marx en 1860 est encore celle dans laquelle nous vivons ? Sans doute non. Le peuple ne se comprend que dans sa propre complexité.

Par Christophe Gallique

1 https://unphilosophe.com/2015/09/28/quest-ce-que-le-peuple/

2 Rousseau, Du Contrat Social, Livre II, chap. VI.

3 Rousseau, Du Contrat Social, Livre II, chap. III

 

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