Comment peut-on être intelligent et cultivé et avoir des idées de merde ?

La philosophie est un lieu de débat pour toutes les idées. Mais pour autant cela ne veut pas dire que toutes les idées se valent. Certaines sont nauséabondes. Comment, dès lors, peut-on les défendre tout en étant intelligent ?

Cette question fait partie de celles qui taraudent mon esprit depuis longtemps. Il ne s’agit pas simplement de la question de la tolérance à l’égard d’idées contraires aux miennes, mais à des idées objectivement nulles : le racisme ou la misogynie. En effet comment peut-on supposer que certains peuples sont plus intelligents que d’autres, que la couleur de peau peut déterminer la qualité intellectuelle d’un individu ; comment peut-on croire que les femmes sont inférieures aux hommes pour toute une série de tâches sociales – par exemple exercer des responsabilités politiques. Certes un certain nombre de lecteurs pourront me faire remarquer que ces idées ont régressé tout au long du XXe siècle, mais d’autres ne manqueront pas de souligner qu’elles reviennent en force à l’aube de ce XXIe siècle.
Ai-je un exemple ? Beaucoup ! Notamment parmi les personnages publics qui rythment le débat politique actuel. Mais ma lâcheté naturelle et légendaire m’empêche de les nommer. Je vais plutôt m’appuyer pour illustrer mon propos sur une figure marquante de l’histoire intellectuelle française : Charles Maurras. Né en 1868 et mort en 1952, nationaliste catholique, monarchiste anti-démocratique, antisémite notoire, il a fondé le journal « L’Action française » qui devint le fer de lance de l’extrême droite française de l’entre-deux-guerres, qui se jeta dans les bras de Pétain en 1940, permettant une collaboration active avec l’Allemagne nazie. Pourtant Maurras fut un grand écrivain, homme lettré et raffiné. Il fut même élu à l’Académie française en 1938, ce lieu éternel qui regroupe les plus grands hommes de lettres depuis le XVIIe siècle. Comment cela est-il possible ? Comment peut-on être cultivé et défendre des idées aussi caricaturales que cette haine systématique à l’égard d’une religion. Le bon sens disparaît-il avec la culture ? Lire les grands philosophes et les auteurs de l’Antiquité ne met donc pas à l’abri de la bêtise ? Certains philosophes, tel Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur les sciences et les arts (1750), ont souligné qu’effectivement la culture, au sens où on découvre, assimile et mémorise les grandes œuvres de l’histoire de l’humanité peut apparaître, sous certaines conditions, comme une forme de corruption du cœur, car permettant de nourrir l’amour-propre, l’individualisme. Mais cela n’explique pas l’existence d’idées nauséabondes chez ces grands esprits.
Ma thèse va donc être différente. Je vais suivre la distinction que fait Emmanuel Kant entre l’entendement et la raison, dans son plus que célèbre livre de philosophie : La Critique de la raison pure (1781), ouvrage qui est l’équivalent de Notre Dame de Paris dans le cœur des étudiants en philosophie, à la fois massif et indispensable, néo-gothique et source éternelle d’inspiration. Cet œuvre monumentale a l’ambition d’expliquer comment la connaissance humaine se construit. Kant y opère une analyse transcendantale, c’est-à-dire qui explique les conditions de possibilité de la pensée. Il est impossible de faire une recension de tous les éléments qu’il explique dans la « Critique de la raison pure » (plus de 600 pages d’une densité rare), mais je vais néanmoins utiliser une de ses distinctions fondamentales. Nous connaissons grâce à notre entendement qu’une idée (production de la raison) n’est pas une connaissance. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Connaître, pour Kant, suppose un processus impliquant l’expérience de la réalité, c’est-à-dire ce que nous pouvons saisir par au moins l’un de nos 5 sens. Certes la perception n’est qu’une connaissance au sens pauvre du terme, car ce n’est pas parce qu’on peut voir – par exemple – des champignons dans une forêt, qu’on a une réelle connaissance de la nature de ces derniers. La connaissance est un classement, une organisation des données, et même une réflexion sur l’enchaînement des phénomènes : je cueille le champignon, je le mange, j’ai mal au ventre, je vomis, donc je sais que ce champignon est toxique. La connaissance humaine, fort heureusement, n’a pas besoin de passer par tous ces stades de vérification ; des connaissances rationnelles sont possibles sans toujours passer par les données empiriques. Néanmoins, toute connaissance débute par une expérience, et ne peut s’en passer.
Une idée est une représentation de la réalité. Mais selon Kant, cette idée n’a pas nécessairement de lien avec la réalité car elle est produite par la raison humaine, qui n’est pas l’entendement. Nous sommes là au cœur de la thèse centrale de Kant : la raison n’utilise pas nécessairement un raisonnement rationnel, aussi surprenant que cela puisse paraître ! La raison est une machine à fabriquer des Idées qui n’ont pas nécessairement de lien avec la réalité. La Critique de la raison pure est une analyse de ce que produit cette raison pure de toute expérience. Et c’est là où cela pèche : notre esprit peut déraper s’il confond sa représentation du monde et une connaissance objective !
Kant étudie trois idées majeures : l’idée du Moi qui fonde selon lui la psychologie ; l’idée du Monde à l’origine de la cosmologie, et l’idée de Dieu qui nourrit la théologie – c’est-à-dire le discours rationnel sur Dieu. Ces trois idées sont très puissantes et provoquent parfois des polémiques et des conflits entre les hommes tout en se basant sur des illusions : je peux croire que je me connais, que je connais le monde, que je connais Dieu, alors que je ne fais que spéculer et nourrir une représentation parfois lacunaire, absurde, contradictoire. Prenons en exemple l’idée du Monde : ce que j’en connais objectivement est très partiel, il est fait de quelques voyages et leçons de géographie. Mais cela ne m’empêche pas d’avoir ma propre idée, et parfois de m’y tenir en la défendant de manière agressive : ce sont tous les préjugés que je peux vouloir mettre en avant.
Kant ne considère pas que ces idées, même si elles sont fausses, même si elles peuvent être dangereuses, sont à abandonner. La Critique de la raison pure n’est pas une critique virulente, une volonté de détruire ces idées. Il s’agit plutôt de délimiter l’usage que nous devons faire de ces idées, qui débordent de notre raison. Kant est très clair : la raison ne doit pas servir de base pour construire une science du réel ; mais en revanche ces idées peuvent avoir un usage régulateur, elles permettent d’organiser, de donner du sens à la multitude des expériences que nous avons. Ainsi l’idée de Dieu n’est qu’une idée, pas une connaissance. Mais elle peut permettre à des individus qui ont la foi de supporter un peu mieux l’absurdité des événements dont ils sont témoins, qui les angoissent. Leur idée de Dieu leur offre le sens que le raisonnement rationnel leur retire. L’idée de Dieu est peut-être une illusion ou c’est peut-être une intuition qui correspond à une réalité ; nous n’en savons rien. Nous ne pouvons pas le savoir. Mais l’idée de Dieu existe, elle, et elle aide des personnes qui y trouvent une forme de force.
Revenons à nos premières idées, celles du raciste, de l’antisémite et du misogyne. Ont-elles le même rôle régulateur ? Peut-être. Elles rassurent, simplifient la réalité, justifient des choix irrationnels. Mais en aucun cas ces idées sont des connaissances. Si à propos de l’idée de Dieu, Kant précise qu’on ne peut définitivement dire si elle a un fondement réel ou non, ces représentations du monde nauséabondes n’ont, elles, de manière certaine, aucun fondement réel, de nombreux intellectuels ont démontré qu’elles n’étaient que des inepties. Mais rien n’y fait. Car c’est une autre caractéristique des idées produites par la raison humaine, elles ont une capacité de séduction inaltérable. Reprenons le cas de Maurras : né à Martigues, cet intellectuel lettré est un nationaliste – qui a donc une certaine idée de la nation ; il est conservateur – c’est-à-dire qu’il était déstabilisé par les changements de la modernité du XXe siècle ; et il monta à Paris pour animer les cercles monarchistes antiparlementaires de l’Action française. Certains admirateurs de l’extrême droite française disent : regardez, un homme si intelligent, si cultivé, il ne peut qu’avoir raison, détenir une partie de la vérité…. Erreur ! La vérité, c’est lorsqu’on confronte ses idées avec la réalité. La vérité est validée par l’expérimentation. La vérité, ce n’est pas le débat d’idées séduisantes par leur sophistication, par les fantasmes qu’elles transportent, par la nostalgie qu’elles entretiennent. La vérité, c’est un débat autour de faits qu’on peut interpréter, mais qui sont irréductibles. Le racisme, par exemple, n’est jamais une idée qui résiste à l’examen des faits.
Méfions-nous alors de notre propre Raison : elle peut nous emmener sur des terrains troubles de la peur de l’autre, de la haine de l’étranger. La Raison peut devenir folle, alors. Elle peut justifier l’injustifiable, comme le fit Maurras lorsqu’il soutint la collaboration avec l’Allemagne nazie et accepta dès lors la déportation de milliers de Juifs dont on se faisait une idée si fausse… Aujourd’hui des polémistes cherchent à réhabiliter les choix du Régime de Vichy en expliquant qu’il s’agissait de défendre une certaine idée de la France, que certains choix (la déportation des Juifs) participaient de la défense de cette idée face à une réalité (la défaite militaire) qui ne laissait pas d’autres choix. J’ai même lu dans un livre récent que le maréchal Pétain était juste un soldat, au même titre que le général de Gaulle. Mais c’est une erreur de raisonnement : les deux n’étaient pas animés par les mêmes idées. L’un pensait qu’il était normal que certains êtres humains meurent parce qu’ils étaient nés, l’autre refusait cette idée. L’idée n’est pas une connaissance, c’est une production abstraite qui régule et guide le comportement. Il n’y a pas de meilleurs exemples pour expliquer cette théorie kantienne que les dérives de la collaboration à partir de 1941 et la résistance qui en parallèle s’est développée.
Voilà pourquoi on peut être intelligent, cultivé et avoir des idées horribles. C’est dans la nature de notre esprit.
Par Christophe Gallique

Laisser un commentaire