Compter les moutons…

Dans les années 70, les événements du Larzac avaient mis en lumière le travail de ceux et celles qui, en toute saison, veillent sur leurs troupeaux, l’une des richesses de notre territoire. Désormais, ce n’est pourtant plus la laine des brebis et moutons qui soit la plus recherchée, l’industrie textile ayant fait place depuis la moitié du siècle dernier à l’élevage des ovins pour leur viande ou leur lait, ce dernier alimentant principalement les caves de Roquefort. L’agropastoralisme est donc plus vivant que jamais, comme nous l’a indiqué Dominique Voillaume, bergère au Domaine de La Barre, (commune de Saint-Maurice Navacelles), rencontrée peu avant une sortie de ses brebis.

Une ancienne ferme des Seigneurs de Montcalm. Quittant la route de La Vacquerie, et en empruntant la grande ligne droite de la D25 menant à Saint-Maurice Navacelles, seule une petite pancarte, sur la gauche, indique La Barre. Mais il faudra encore effectuer quelques centaines de mètres sur un chemin de terre parsemé de crottes de moutons, comme autant de cailloux du Petit Poucet de notre enfance, avant d’apercevoir les premiers bâtiments agricoles du domaine occupé depuis 1983 par Dominique Voillaume et son compagnon Daniel Laborde. Une ancienne ferme qui, comme celles de la Prunarède, du Castelet, de la Cisternette ou du Ranquet, a jadis appartenu à la famille des seigneurs de Montcalm de Saint-Maurice Navacelles. Dans un enclos, un âne prévient les propriétaires de notre arrivée, à côté d’un autre enclos où paissent tranquillement quelques brebis, en attente d’aller goûter à d’autres pâturages plus accueillants. Devant le portail d’une bergerie, le camion d’une coopérative agricole s’apprête à charger quelques agneaux qui partiront bientôt à l’abattoir. Malgré ce départ imminent, toujours source d’une certaine tristesse, la maîtresse des lieux nous accueille d’un grand sourire. Le même que celui qu’elle gratifie en période estivale aux touristes venus parfois de très loin pour voir le Larzac et ses moutons, et qui s’étonnent de ne pas en avoir vu un seul, alors même que plusieurs troupeaux d’ovins cohabitent dans ce secteur.

Deux périodes de reproduction. Mais Dominique a vite fait de nous expliquer que sur les 600 hectares exploités, dont 300 cogérés par leur SCI Les Bergeries de La Barre, avec environ 50 hectares cultivés en vue du fourrage, son troupeau exclusivement destiné à l’élevage pour la viande compte pas moins de 390 brebis “Pré-Alpes du Sud”. Le lait des brebis sert donc uniquement à l’alimentation des agneaux. Mais pour une meilleure gestion de ce troupeau, la bergère et son compagnon ont décidé de le scinder en deux lots, ce qui leur permet d’avoir deux périodes de reproduction : l’une au printemps (mars-avril) et l’autre en automne (septembre-octobre), sachant que la période de gestation varie entre 144 et 151 jours. Cette méthode, originale pour l’époque, leur avait été insufflée par Jean-Claude Gaignard, berger au domaine de La Clastre, à Saint-Maurice Navacelles, dont la propriété et le troupeau ont été repris par son fils, Pierre-Olivier, au décès de son père. C’est dire que ce mois de mars s’annonce particulièrement prenant pour Dominique et Daniel, entre la “lutte”, période de saillie des brebis par le bélier et l’agnelage de printemps. Sans compter que dans le même temps, il faudra s’occuper de l’autre partie du troupeau, car qui dit élevage pour la viande dit aussi élevage de plein air. Heureusement, les collines avoisinantes, avec leurs espaces ombragés, permettent aux brebis de ne pas trop souffrir du cagnard en plein été, et d’économiser les ressources en eau, en dehors de certains points d’eau prévus à cet effet.

Un métier qui n’exclut pas une certaine poésie. Mais revenons plutôt à nos moutons, ou plutôt à ceux ou celles qui les gardent. Car, face au productivisme qui domine, on est en droit de se demander si le berger peut encore prétendre être un métier d’avenir. Et pourtant, force est de constater que le nombre de bergers est actuellement en hausse. Sans doute une preuve que l’agro-pastoralisme, avec son impact sur la préservation de la nature, et donc sur notre alimentation et notre santé est un sujet qui parle aux jeunes. Mais depuis Bernadette Soubirous, les choses ont bien évolué. Désormais, les futurs bergers peuvent compter sur des programmes d’enseignement supérieur auprès d’écoles spécialisées, comme la Bergerie Nationale de Rambouillet, le centre de formation de Salon de Provence (Ecole du Merle) ou encore les Lycées professionnels agricoles, comme celui de Saint-Affrique. C’est le cas de Dominique qui, après un DEUG en Sciences de la Vie, a obtenu un Brevet professionnel agricole, qui lui a permis de s’installer comme bergère à l’âge de 21 ans.
En attendant une bien improbable “apparition”, d’aucuns se demandent comment les bergers occupent leurs journées de gardiennage. Interrogée à ce sujet, Dominique nous a confié qu’elle se sentait souvent « comme dans une immense bulle. Je sais qu’il y en a qui tricotent, d’autres qui sculptent des bâtons de berger. En ce qui me concerne, il m’arrive de bouquiner, d’écrire des poèmes, ou encore de m’adonner à la photographie ou à la méditation. Tout en restant en état d’attention permanent, en osmose avec mon troupeau et mes autres compagnons de gardiennage, les chiens patous. Et puis, je reste aussi toujours à l’écoute des bruits de la nature (alouette lulu, rouge-gorge) ou des animaux de passage : lièvres, renards, perdreaux, mais je surveille aussi le vol des aigles et des vautours ». Ce goût pour la poésie, je l’avais déjà rencontré dans les années 80 auprès de Joseph Moliner, berger d’un troupeau du côté du Salagou, qui me confiait parfois ses poèmes dont certains ont été regroupés dans un petit recueil édité à compte d’auteur, intitulé “Poèmes d’un berger”. De son côté, Jean-Claude Gaignard, ancien étudiant des Beaux-Arts, s’était aussi fait connaître par ses tableaux et autres illustrations.
Le nouveau Plan Loup ne satisfait pas les éleveurs. Mais comment parler de ce métier sans évoquer le “problème du loup”, depuis sa réintroduction en France. Personnellement, Dominique n’en a jamais vu. Mais elle sait que le problème existe, sa consœur des Rives y fut confrontée récemment. Le 19 février dernier, un nouveau “Plan Loup” 2018-2023 vient d’être élaboré par le Ministère de la Transition écologique. Il stipule en particulier que le “plafond d’abattage” de 40 loups en 2018 est confirmé, mais qu’il pourra être “actualisé” une fois connus les chiffres de la population au printemps, pour être porté à 10 % de la population alors recensée. La population actuelle de 360 loups pourrait atteindre les 500 bêtes en 2023. Ce plan stipule aussi que les éleveurs pourront se défendre “en cas d’attaque” (10.000 brebis tuées en 2016) et prévoit des aides à la protection des troupeaux. Un plan qui suscite déjà la colère des associations et organisations agricoles qui se disent insatisfaites par son contenu.
Malgré l’engouement actuel pour ce métier, certains problèmes restent à régler. Ainsi, sur le Plateau du Larzac, les éleveurs émettent quelques craintes face aux intentions d’un investisseur qui rachète des terres pour y planter des pins. Autre problème : celui de la transmission, qui préoccupe en premier lieu notre bergère, qui, dans quelques jours, va prendre sa retraite. Plusieurs candidats à l’installation se sont proposés, mais leurs projets méritent réflexion. Car si le métier est intéressant, il n’est pas sans difficultés, les éleveurs devant souvent solliciter des aides de l’Europe, face au marché mondial sur les cours duquel ils doivent s’aligner pour pouvoir survivre. Ce qui n’empêche pas pour lors Dominique de siffler ses bêtes avec ses doigts, signe d’un départ imminent vers de plus tendres pâturages.
Par Bernard Fichet

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